Société moderne est fondée sur le desolation de la différence
Société moderne est fondée sur le desolation de la différence
Girard parle de la façon dont la société moderne est fondée sur le desolation de la différence.
"Dans la société occidentale, même à l'époque patriarcale, le père est déjà modèle. Pou·r qu'il y ait double bind, il faut encore que le père devienne obstacle. Et le père ne peut devenir obstacle qu'avec la diminution de sa puissance paternelle qui le rapproche du fils sous tous les rapports et le fait vivre dans le même univers que celui-ci. L'âge d'or du « complexe d'OEdipe » se situe dans un monde où la position du père est affaiblie mais pas complètement perdue, c'est-à-dire dans la famille occidentale au cours des derniers siècles. Le père est alors le premier modèle et le premier obstacle dans un monde où la dissolution des différences commence à multiplier les occasions de double bind.
Cet état de choses, en lui-même, demande explication.
Si le mouvement historique de la société moderne est
la dissolution des différences, il est très analogue à tout
ce qu'on a nommé ici crise sacrificielle. Et sous bien des
rapports, en effet, moderne apparaît comme synonyme
de crise culturelle. Il faut noter, toutefois, que le monde
moderne réussit sans cesse à retrouver des paliers
d'équilibre, précaires, assurément, et à des niveaux
d'indifférenciation relative qui s'accompagnent de rivalités toujours plus intenses mais jamais suffisantes pour détruire ce même monde. Les analyses des chapitres précédents donnent à penser que les sociétés primitives ne résisteraient pas à une telle situation : la violence perdrait toute mesure et déclencherait, par son paroxysme même, le mécanisme de l'unanimité fondatrice, restaurant du même coup quelque système fortement différencié. Dans le monde occidental et moderne, rien de tel ne se produit jamais; l'effacement des différences se poursuit, de façon graduelle et continue, pour être tant bien que mal absorbé et assimilé par une communauté qui s'étend peu à peu à la planète entière.
Ce n'est pas la «loi», sous aucune forme concevable,
qu'on peut rendre responsable des tensions et aliénations auxquelles l'homme moderne est exposé, c'est l'absence toujours plus complète de toute loi. La dénonciation perpétuelle de la loi relève d'un ressentiment typiquement moderne, c'est-à-dire d'un ressac du désir qui se heurte non à la loi, comme il le prétend, mais au modèle obstacle dont le sujet ne veut pas reconnaître la position dominante. Plus la mimesis devient frénétique et désespérée, dans le tourbillon des modes successives, plus les hommes se refusent à reconnaître qu'ils font du modèle un obstacle et de l'obstacle un modèle. Le véritable inconscient est là, et il est évident qu'il peut se moduler de bien des manières.
Ce n'est pas Freud, ici, qui peut servir de guide, ce
n'est pas Nietzsche non plus qui réserve le ressentiment
aux «faibles», qui s'efforce vainement d'instaurer une
différence stable entre ce ressentiment ,et un désir vraiment «spontané», une volonté de puissance qu'il pourrait dire sienne (pag 261), sans jamais percevoir dans son propre projet l'expression suprême de tout ressentiment... mais c'est peut-être Kafka, un des rares à reconnaître dans l'absence de loi la même chose que la loi devenue folle, le vrai fardeau qui pèse sur les hommes. Une fois de plus, peut-être, le meilleur guide est un de ces écrivains dont nos hommes de science dédaignent les intuitions. Au père qui n'est plus qu'un rival écrasant, le fils demande le texte de la loi, n'obtenant, en réponse, que des bredouillements.
Si, par rapport au primitif, le patriarcal doit déjà se
définir comme moindre structuration, la « civilisation
occidentale», à en juger par ce qui s'est passé depuis,
pourrait bien être gouvernée, d'un bout à l'autre de son
histoire, par un principe de moindre structuration ou de
déstructuration, que l'on peut presque comparer à une
espèce de vocation. Un certain dynamisme entraîne
l'Occident d'abord puis l'humanité entière vers un état
d'indifférenciation relative jamais connu auparavant,
vers une étrange sorte de non-culture ou d'anticulture
que nous nommons, précisément, le moderne.
Le surgissement de la psychanalyse est historiquement
déterminé par l'avènement du moderne. Même si l'origine
qui leur est attribuée est mythique, fantaisiste, la
plupart des phénomènes groupés autour du « complexe
d'OEdipe » ont une unité réelle et une intelligibilité que
la lecture mimétique révèle pleinement. Le « complexe
d'OEdipe », c'est la propagation du mimétisme réciproque
dans le maintien partiel, au moins pendant un
certain temps, de structures familiales dérivées du
patriarcal. C'est la même désagrégation que dans les
crises sacrificielles primitives, mais qui opère de façon
graduelle et mesurée, sans déchaînement véritable, sans
violence manifeste, sans emballement catastrophique
ni résolution d'aucune sorte. On peut voir là l'étonnante
mobilité du moderne, son efficacité prodigieuse, tout
autant que les tensions grandissantes dont il est affligé." (pag 259 -261)
La psychanalyse n'est pas falsifiable;
“Non seulement la psychanalyse est toujours vérifiée
mais elle l'est de mieux en mieux à mesure que le mimétisme
se propage et s'exaspère, que la déstructuration
prend des allures de plus en plus critiques, que le double
bind fourmille. Moins il y a de père et plus « l'OEdipe >>
fait des siennes. C'est un jeu d'enfant, désormais, que de
rapporter d'innombrables troubles psychiques à un
OEdipe dont le Laïos est introuvable. On décrète alors
qu'il y aumit illusion psychologiste à retracer le complexe
à un vrai père, à un oncle en chair et en os, ou
même à tout individu déterminé. Et c'est bien vrai. La
psychanalyse triomphe absolument. Elle est partout,
ce qui revient à dire qu'elle n'est plus nulle part; elle
n'échappe à la banalité des fausses évidences populaires
que pour tomber dans le formalisme ésotérique.” (pag 263)
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